C'est inhumain de faire travailler un vampire de jour. Si seulement les agents de la Tour Bleue s'organisaient en syndicat, nous pourrions nous plaindre de deux-trois petites choses auprès du patronat et modifier un peu le code du travail à notre avantage.
Chez moi, bien à l'abri de l'aube derrière mes volets 100% hermétiques, je venais de poser le point final dans la rectification d'un calcul erroné des comptes du
Nuit noire et je poussais un soupir de soulagement en refermant mon
carnet de notes quand le bipper a fait retentir sa sonnerie infernale. C'est l'Agence qui m'appelait, c'était une urgence. Une urgence
de jour.
Il a fallu que je me décide vite : est-ce que j'enfilais mon médaillon protecteur et m'y traînais de force, sans volonté, ou bien est-ce que je faisais semblant de ne rien-avoir-vu-ni-entendu, allais me coucher comme tout vampire qui se respecte le fait au premier rayon du soleil, et quand plus tard je croiserais un de mes supérieurs de la Tour à nouveau, je me frapperais la cuisse d'un air embêté et lui dirais avec des yeux de cocker : « Vous m'en voyez morfondu, il se trouve que j'étais mort. »
À vrai dire, j'avais une inclination très nette pour la seconde solution jusqu'à ce que je pense à Greatstone, ma coéquipière. Je l'ai vue en imagination me demander des comptes sur mon absence, soupeser mes justifications, sonder au laser mes pourquoi et comment. Et puis je me suis senti transpercé par son regard cristallin qui semblait dire sans le dire : « Je vois le fond de ton âme, Certi. Et ça ressemble bien à de la tromperie
, espèce de vicelard. » Et là, j'ai commencé à avoir peur. Alors je me suis dit que c'était quand même mieux pour mon intégrité physique de m'y rendre sans piper mot.
Mais bon sang, qu'est-ce que je déteste sortir de jour. Pendant des décennies, j'ai servi Ethereal de nuit. Sauf que lorsque l'Inya précédent a été remplacé, lorsque Quartz a été désigné pour assumer la charge, les choses ont pris un tour nouveau. Le démon trouvait profitable de nous faire « travailler sur nos faiblesses ». Ma principale faiblesse, à ses yeux, était mon refus de faire honneur à l'uniforme de jour. Quand je lui ai objecté que ce n'était pas une « faiblesse » mais une « incapacité totale, malgré l'assurance de ma bonne volonté », il m'a pris au mot et en a profité pour me mettre à l'épreuve : il m'a offert ce médaillon et expliqué son fonctionnement. Cette incapacité totale venait d'être artificiellement levée, je n'avais plus qu'à faire montre de ma dite bonne volonté.
Bien sûr, c'était compter sans les effets secondaires : l'éblouissement douloureux du soleil, les maux de tête, la fatigue et – Ô bonheur extatique ! – les crises d'urticaire. J'ai beau avoir versé des larmes de
crocodile devant lui pour l'attendrir, l'Inya ne s'est pas amollit pour deux sous et m'a ri au nez en m'ordonnant de prendre bien soin du médaillon, car cela coûtait une fortune à fabriquer, ces machins de torture-là. Et dire que c'est mon cœur, à moi, qui cesse régulièrement de battre ; et c'est lui qui n'a aucune pitié pour les limites physiques personnelles d'un pauvre vampire ! Mais les ordres sont les ordres ; j'ai dû résister à l'envie presque irrésistible de jeter la chose par terre et de l'écraser sous mon talon vengeur. (En fait, une intuition me soufflait que si je le faisais, le truc ne se briserait même pas, et je n'aurais pas tant l'air d'un rebelle que d'un
cornichon face à mon supérieur.)
Alors me voilà là, en train de vider mon chargeur sur un ange dans une abbaye avec un haut col roulé sous ma chemise, un chapeau de feutre aux bords suffisamment larges pour jouer les visières sur la tête, les mains protégées d'une bonne paire de gants de cuir souple et des lunettes qui foncent au moindre UV hostile. Pour le moment, j'ai bien géré Phœbus, pas de migraine, pas de démangeaison dérangeantes ni de rougeurs importunes non plus. J'imagine que puisque notre mission se déroule finalement au Pays de la Nuit, je n'ai pas de raison valide pour me plaindre, au fond. Je jette un œil à Yvain Harlighet, l'autre vampire présent, qui se démène comme il peut sans avoir l'air d'avoir ressenti le besoin de se couvrir de pied en cap. Je crois que son organisme supporte cette affaire un peu mieux que le mien... Mais ils pourraient nous prévenir des circonstances quand ils nous appellent, tout de même ! Je crois que la hiérarchie s'amuse à tester notre capacité à l'obéissante absolue, bête et méchante.
J'ai visé l'ange, je l'ai touché, il tombe, mais pas raide mort. S'il y a une consigne qui a pu me faire plaisir, c'est bien que malgré la gravité de la situation il s'agissait de ne pas tuer ces fauteurs de trouble. Et heureusement que je suis plus prévoyant que ne le permettent les ordres donnés au dernier moment : ça m'a permis de prendre avec moi deux sortes de munitions – les balles léthales et les injections soporifiques. J'utilise donc avec bonheur les secondes. Mon chérubin va faire dodo pendant un petit moment maintenant... Et un de plus à qui je ficelle les mains et les pieds et que je rapporte aux pieds des souverains des Pays de l'Été et de la Nuit comme le chat rapporte un oiseau mort à son maître.
Quand tout est enfin fini, le calme revenu, tous les anges saucissonnés et prêts à passer à la broche comme des pigeons un jour de fête villageoise – j'espère que cette image n'est que ça, une image, et qu'ils ne vont quand même pas être torturés en secret dans les sous-sols de la Tour, quelle horreur... mais pourquoi est-ce que je pense des choses pareilles, d'abord ?! –, le portail s'ouvre, et je me demande combien de temps est passé depuis le moment où nous l'avons franchi dans l'autre sens. Beaucoup, j'ose espérer. Mais n'ayant pas du tout fait attention à son passage, j'avoue que je me pose à moi-même une
colle. Alors que je reste pensif, j'aperçois Greatstone qui me fait un signe. Va-t-elle encore se vanter de m'avoir sauvé la mise en tirant malproprement dans les jambes d'un ange qui cherchait à m'attaquer par derrière ? Il faudrait que je lui dise un jour que je n'ai pas commencé à survivre aux missions de l'agence seulement depuis son arrivée, tout de même... Enfin bon, je lui dois une fière chandelle, et ce n'est pas la reconnaissance qui m'étouffe – ce n'est pas très fairplay entre collègues, ça, bonhomme.
Mais voilà que le moment fatidique est arrivé : Lucia Elisha Greatstone vient de m'inviter... à dîner ? À dîner. À dîner ?
Pardon ? Plaît-il ? Comment ? Où ça ? Chez elle ?
Un peu naïvement, par pur automatisme, je désigne ma propre poitrine de mon pouce tendu en papillonnant des paupières d'incrédulité : «
Moi ? »
Tout va très vite dans ma tête : s'il s'agit de dîner, c'est qu'il est donc déjà bien tard, et c'est une bonne nouvelle ; mais serais-je donc suffisamment respectable à ses yeux, en tant que collègue, en tant qu'
homme, pour m'accepter dans sa demeure ? la voir évoluer dans son intimité ? me faire partager un petit quelque chose qu'elle a préparé elle-même ? pour que je rencontre sa progéniture ? Mais est-ce qu'elle a compris, au juste, que les vampires ne mangent pas et qu'ils boivent du sang – bien qu'il m'arrive de faire des incartades par pur plaisir gustatif, ce qui se finit toujours mal, mais tant pis – ? Ou bien elle se moque de moi ? Ou bien c'est un test ? une mise à l'épreuve ? Mais c'est quoi, la bonne réponse ?
Non, ça ne peut quand même pas être un piège. J'ai l'impression que c'est une marque spéciale, un signe d'estime, une récompense pour bons et loyaux services. (Vous avez été un bon hibou, vous avez bien mérité vos graines ! Et un mulot en sus, mais que si vous êtes sage !) Est-ce que l'on peut refuser des marques insignes comme ça ?
Je vais décommander Pemphero que je devais voir en début de nuit, et il se marrera bien quand il va apprendre que c'était pour aller dîner chez Greatstone. Il va se faire tout un tas d'idées, il va me chambrer et ça va tourner en eau de boudin, mais ça m'est égal : je suis l'élu ! Lucia Greatstone invite un homme à dîner chez elle,
et c'est moi ! J'angoisse juste de me retrouver face à son fils, qui reste un ado même avec une mine d'ange de Botticelli – et les anges ne sont d'ailleurs pas tellement en odeur de sainteté en ce moment. Si c'était encore un mouflet, je saurais comme m'y prendre – je suis très doué pour me mettre les enfants dans la poche. Je lui demanderais de me montrer ses
coloriages, de me parler des travers de sa maîtresse d'école, des jeux qu'il invente avec ses petits camarades de classe, des vertus de sa petite voiture ou de sa poupée préférée, puis je lui ferais un tour de magie amusant sous ses yeux hallucinés, comme lui sortir une pièce de monnaie de son nez, et voilà qu'il m'adorerait et tannerait sa mère pour me réinviter le plus tôt possible ! Mais les ados, c'est râleur, c'est réfractaire, toujours dans l'obstruction – comme moi ce matin, tiens –, et ça se vexe terriblement dès qu'on leur parle à un niveau qu'ils estiment en-dessous de leur maturité en plein développement... En d'autres termes, c'est éminemment épineux.
Qu'importe : si j'ai pu braver la mère, je peux braver le fils ! C'est dit, c'est décidé, je me lance avec un grand sourire : «
Je vous remercie mille fois. C'est avec grand plaisir que j'accepte cette aimable invitation ! »
Et voilà que nous franchissons de concert le portail.
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